LUCRÈCE BORGIA

Odyssud
4, avenue du Parc, 
Blagnac 
05 61 71 75 15

 

loupe 

Jeudi 7 janvier 2016, j’ai vu à Odyssud centre culturel de Blagnac, une mise en scène très inventive signée David Bobée, de Lucrèce Borgia(1833) œuvre de Victor Hugo (1802-1885),

Lucrèce Borgia (1480-1519) est une figure historique appartenant à l’époque où la République de Venise était à son apogée. Elle est la fille de Rodrigo Borgia (1431-1503) connu sous le nom d’Alexandre VI, pape de 1492 à 1503, la soeur de César Borgia (1475-1507) qui servit de modèle à Nicolas Machiavel (1469-1527) pour la rédaction du Prince (1513).

Intrigues, incestes, meurtres, fratricide, firent que les Borgia furent comparés aux Atrides, les descendants d’Atrée,  qui donna à festoyer à son frère Thyeste, la chair des enfants de ce dernier.  Thyeste ensuite viola sa fille. De ce viol naquit Égisthe, l’enfant de la vengeance, qui s’allia avec Clytemnestre qui reprochait à Agamemnon le sacrifice de leur fille Iphigénie. Les deux tuèrent Agamemnon fils d’Atrée à son retour de la guerre de Troie. Oreste alliée avec sa sœur Électre tuèrent leur mère Clytemnestre pour venger leur père Agamemnon.

Victor Hugo s’inspire de l’histoire des Borgia et crée la figure d’une femme moralement monstrueuse : incestueuse avec son père comme avec son frère Jean tué par son frère César Borgia, meurtrière, empoisonneuse redoutée mais qui n’en est pas moins une mère aimante qui a dû se séparer de l’enfant Gennaro, fruit de l’inceste.

La pièce commence donc à Venise, une nuit de carnaval et s’achève chez la princesse Negroni qui donne une fête chez elle et dont le palais jouxte celui de la duchesse Lucrèce Borgia, à Ferrare.

Elle conte l’histoire de Gennaro âgé d’une vingtaine d’année, élevé tout comme Œdipe par des parents adoptifs, à la recherche de son nom, de son identité ; elle narre l’histoire d’une femme  de pouvoir, haïe de tous, parce que criminelle, parce qu’inhumaine et qui cherche dans la reconnaissance, dans l’amour d’un fils un peu de lumière, un peu d’humanité. Mais le fils saura-t-il reconnaître derrière le masque de la femme adultère et incestueuse, derrière le masque impur de l’empoisonneuse en série, la mère ?  La lumière de la mère saura-t-elle transpercer les couches et les couches de sang noirci qui masque son visage pour éclairer le visage du fils ?

La mise en scène est riche en idées. Et c’est vraiment un travail qui mérite d’être vu. La scénographe accorde une place centrale à l’eau qui fait montre ici de toute sa puissance symbolique et structurante ;  pataugeoire  au premier acte où des jeunes fils de riches, amis de Gennaro, forts et  insouciants s’amusent, vouent aux gémonies, ‘‘lapident’’ l’étrangère Lucrèce Borgia ; mer au troisième acte sur laquelle flotte le corps de ces mêmes jeunes seigneurs,  naufragés, empoisonnés et où Lucrèce comme une déesse mère, Tiamat blessée par leur conduite, achève sa vengeance et y rencontre aussi la mort qu’elle a tant prodiguée.

La décontextualisation / recontextualisation permet au metteur en scène de réinvestir l’idée de spectacle total présent dans le texte et de faire place aux expressions artistiques contemporaines musique rock, gospel, danse hip hop qui n’interviennent pas seulement comme musique servant d’intermède mais contribuent à renforcer la puissance dramatique du spectacle. Et c’est une agréable surprise théâtrale et poétique lorsque les jeunes seigneurs apparaissent au troisième acte, au moment de la fête chez Negroni habillée et portée comme une star, une cougar apprêtée pour un gang-bang avec de jeunes loups affamés. Mais les jeunes loups sont travestis en femmes, vêtus comme des dames du XVe siècle. Surprise car la mise en scène semblait avoir laissé de côté le carnaval et les références explicites au contexte historique et environnemental de la pièce si ce n’est l’élément eau qui suggère que la pièce se déroule au bord d’un canal à Venise. Le déplacement partiel du carnaval (garder l’esprit, l’énergie, l’entrain sans les costumes et les masques) qui débute la pièce vers le troisième acte permet de renforcer le traitement de l’orgie comme moment  de confusion, de travestissement où peuvent se mélanger musique, alcool, sexe, mort. Ce déplacement et le choix de traiter le thème de l’orgie se fait au détriment de la procession des moines venus confesser et donner le dernier sacrément aux victimes de Lucrèce Borgia. Cette procession des moines pouvait certainement créer une certaine tension chez le spectateur de la première moitié du XIXe siècle dans la mesure où Lucrèce Borgia est fille de Pape et les moines apparaissant comme des complices silencieux de sa folie meurtrière. Victor Hugo montrait donc que non seulement les ecclésiastiques n’ont pas toujours dissimulé la bosse de leur désir dans les pliures de leurs longs scapulaires mais aussi que la papauté est une institution politique avec tout ce que cela implique d’équivoque, d’ambivalence. Mais for heureusement tout cela a bien changé et la portée subversive d’une telle scène est certainement très faible à notre époque apaisée par nos déesses Démocratie et Laïcité.

Toutefois il est permis de douter de la justesse de certains choix. Pourquoi faire du noir la couleur de Lucrèce qui n’est pas historiquement, me semble-t-il, la couleur des Borgia ? Pourquoi renforcer l’inceste de Lucrèce envers son fils ?

C’est étrange car, outre le fait que cette robe noire, portée du début à la fin, manque d’ampleur, écrase la comédienne, ne contribue pas à la hisser à la hauteur du personnage, outre le fait que Hugo ne fait que reprendre le vieux principe dramaturgique : un personnage n’est ni totalement bon ni totalement mauvais, il semble que son projet était de révéler cette petite flamme qui brille encore dans les entrailles pestilentielles du monstre. Au début  de la pièce Lucrèce veut libérer ceux qu’elle a fait enfermer et condamner à mort, elle  est engagée dans un processus de changement mais ce processus est stoppé une première  fois par les amis de Gennaro qui la reconnaissent et la vilipendent et une deuxième fois par Gennaro lui-même qui supprime la lettre B de Borgia  sur l’écusson et ce faisant identifie la maison des Borgia à la maison des orgies ; offensée une deuxième fois elle réclame la tête de l’offenseur à son mari sans savoir que le coupable est son propre fils ; le Duc de Ferrrare qui, pensant que Gennaro est son amant, l’oblige à lui administrer elle-même a mort. Lucrèce apparaît alors comme victime de la dynamique engendrée par son caractère, son histoire devenue sa prison de laquelle elle ne peut plus s’évader et qui devient son destin fatal. Mais Lucrèce ne veut pas mourir, elle préfère le couvent à la mort ; cette mort, qu’elle a tant distribué, elle ne la veut ni pour son fils ni pour elle. Tout comme l’Empereur de l’Empire du chaos qui administre la mort par centaine de milliers en Afghanistan, en Irak, en Lybie…, pleure la mort de quelques uns des siens et ne veut pas mourir. Tout comme le bon petit gars qui après avoir passé sa journée à faire exploser des hôpitaux, larguer des bombes sur des mariages, tranquillement assis à des milliers de kilomètres du lieu de ses assassinats, pardon : dommages collatéraux,  derrière un écran en buvant son coca-cola, rentre le soir chez lui embrasse ses enfants,  mange sa pizza, baise sa femme, dort d’un sommeil paisible et recommence le lendemain ; tout comme l’Empereur, tout comme ce petit gars Lucrèce  ne veut pas mourir et ne veut pas porter le deuil. Et si on ne peut exclure que Lucrèce désire charnellement son fils, il semble que le fils apparaît plus pour Lucrèce comme un élément rédempteur, comme un élément structurant du chaos dans lequel elle est plongée que comme objet de luxure, d’assouvissement de sa lubricité. Alors pourquoi renforcer l’inceste de la mère pour le fils ? Pourquoi faire du noir sa couleur ? Pourquoi laisser le personnage presque toujours dans l’ombre ? Le metteur en scène a-t-il jugé et condamné Lucrèce à rejoindre l’enfer ?

C’est dommage car c’est un super travail.

Charles Zindor

 

Lucrèce Borgia

de Victor Hugo

Mise en scène et scénographie David Bobée
Composition musicale et chant Butch McKoy
Lumière Stéphane Babi Aubert
Musique Jean-Noël Françoise
Vidéo José Gherrak
Costumes Augustin Rolland

Avec Béatrice Dalle, Pierre Cartonnet, Alain d’Haeyer ou Thierry Mettetal, Pierre Bolo, Marc Agbedjidji, Mickaël Houllebrecque, Radouan Leflahi, Juan Rueda, Jérôme Bidaux, Marius Moguiba, Catherine Dewitt

 

Mis en ligne le 10 janvier 2016