DÉJEUNER CHEZ WITTGENSTEIN

L’Atalante
10 place Charles Dullin
75018 Paris 
01 46 06 11 90

Jusqu’au 4 décembre 2016
Jeudi et samedi à 19h00
Lundi, mercredi, vendredi à 20h30
Dimanche 17h00

Déjeuner chez Wittgenstein loupePhoto Nathalie Hervieux

C’est un déjeuner. En famille. Deux sœurs (comédiennes par ennui et bourgeoises de naissance) apprêtent la table pour le premier repas qu’elles mijotent pour le frère que la sœur ainée a, le matin même, été chercher à l’asile où il vit depuis des années. Le frère, Ludwig. Philosophe. Interné volontaire. Extrait de force de sa tanière psychiatrique pour réintégrer la maison familiale. Une maison toute imprégnée de la suffisance des ancêtres : père, mère, grands-parents, oncles, tous présents sur les murs, en portraits, comme des témoins accusateurs, des créanciers.

Voilà pour la situation. La pièce raconte le déroulement de ce repas et ses suites. Et l’on va assister en quelque sorte à l’effondrement d’un monde.

À l’inverse des scénarios « à l’Américaine » qui se construisent autour du suspens, Thomas Bernhard pose immédiatement la discorde, les désaccords, pour faire monter crescendo la tempête entre les personnages. De temps à autre, une accalmie arrive, passagère et tout finit emporté dans un ouragan. Ensuite tout s’apaise. Étrangement.  Comme si rien ne s’était passé. Comme si tout cela était normal. Usuel. Folie établie.

La mise en scène d’Agathe Alexis nous fait parfois songer à une mise en scène de cinéma. Dans le décor à la fois somptueux et plein de trous, d’absences, de pans vides à combler à coup d’imaginaire, (superbe scénographie de Robin Chemin) la magie du jeu opère : une fenêtre s’ouvre et un air de la rue entre, des bruits de vaisselle cassée tombent dans la cuisine, un vieil électrophone articule la Symphonie Héroïque et le mini piano quart de queue se met à jouer sous les doigts de la sœur cadette, Ritter (Agathe Alexis elle-même). C’est un monde de cinéma, un monde de théâtre, un monde faux qui pourtant paraît vrai. Un monde qui fait totalement écho avec l’action et le sens de la pièce : comme si un abîme était sans cesse prêt à s’ouvrir sous les apparences et l’ordre.

Il y a quelque chose de fascinant à voir, à observer et à savourer ce monde bourgeois se fissurer, se craqueler et finir en morceaux, à l’envers, démoli. Et pourtant, il reste là… inexpugnable… sans cesse à se détruire, sans cesse à renaître de ses ruines, à se reconstruire.

Ces trois personnages, cette fratrie, sont ce qu’on appelle une « fin de race ». Pas d’enfants à venir. Qu’en restera-t-il ? Une gloire éphémère pour les sœurs dont le talent correspond au capital possédé par la famille dans le théâtre. Un livre de philosophie sans doute publié par le frère, ou posthume… Rien  

C’est une agonie superbe, au rire cruel et délectable à laquelle nous invite Thomas Bernhard et Agathe Alexis. C’est aussi un moment de pur régal pour ceux qui apprécient les passes d’armes brillantes de comédiens.

Car l’habileté des trois interprètes, leur travail et toute l’intelligence de jeu qu’ils déploient nous fait absorber le verbe de Thomas Bernhard, son rire de démiurge et sa pensée comme s’il s’agissait d’évidences, en toute clarté. Et puis surtout, Yveline Hamon, Hervé Van der Meulen et Agathe Alexis parviennent à faire surgir, de cette histoire où les liens familiaux se déchirent, l’émotion qu’on n’attend pas : sous une petite phrase, un rire lâché presque par hasard, un regard qui se perd, on est saisi, touché et par moment, bouleversé profondément.

Bruno Fougniès

 

Un deuxième regard :

 

Ce pourrait être une invitation au déjeuner comme tant d’autres dans les bonnes familles bourgeoises, d’un dimanche occupé entre la messe et le bureau de vote. Mais quand c’est chez le déroutant philosophe Ludwig Wittgenstein, tout juste sorti de l’hôpital psychiatrique, que ça se passe, on se doute que ça n’aura rien de conventionnel. Et si c’est Thomas Bernhard qui écrit, encore moins.

Car ne croyez pas ceux qui vous disent que cette pièce ne parle ni de Wittgenstein ni de l’Autriche. Le philosophe est bien là, remarquablement interprété par Hervé Van der Meulen, sec et nerveux, questionnant le sens des choses (et le sens de notre recherche du sens des choses), avec ses pensées sous forme d’aphorisme à la limite de la folie et son souci de la logique avec la mort en ligne de mire. Vienne également, contente d’elle-même mais engoncée dans ses codes conformistes étouffants, symbolisée par la belle vaisselle et les portraits de famille. Tout cela parviendra-t-il à bouger ? Y aurait-il plus de liberté à l’hôpital qu’au confort du foyer ?

Grâce à une mise en scène très précise et un jeu remarquablement maîtrisé, les trois excellents comédiens prêtent vie à ce qui en manque tant et font honneur à la pièce de Thomas Bernhard. Un spectacle qui comblera les adeptes de l’humour noir du dramaturge autrichien.

Frédéric Manzini

 

 

Déjeuner chez Wittgenstein

De Thomas Bernhard
Traduction: Michel Nebenzahl
Mise en scène : Agathe Alexis
Scénographie et costumes : Robin Chemin
Réalisations sonores : Jaime Azulay
Lumière : Stéphane Deschamps
Chorégraphie : Jean-Marc Hoolbecq
Collaboration artistique : Alain Alexis Barsacq

Avec : Agathe Alexis, Yveline Hamon, Hervé Van Der Meulen

 

Mis en ligne le 26 janvier 2016
Actualisé le 18 novemrbe 2016