LE QUAT'SOUS À GÉOMÉTRIES VARIABLES

TNBA

3, place Pierre Renaudel
33800 BORDEAUX

05 56 33 36 80

Du 8 au 19 novembre 2016 à 20h

19 novembre 19h

En Tournée :
Châtenay-Malabry 23 et 24 novembre, Choisy-Le- Roi 29 novembre, Saintes 2 décembre, Tours 1er au 3 mars 2017, Chambéry 22 et 23 mars 2017, Epernay 28 mars 2017

loupe 

Dans un décor sobre et dépouillé, trois grandes châssis tendus de plastique transparent mettent en avant une profondeur de scène très vite animée par 3 femmes de 3 générations différentes figurant une seule et même personne : Denise Lesur.

Le « Quat'sous » est le nom du sexe féminin. Cette dénomination, qui en réfère à l'image d'un bout de tissu rapiécé, montre le peu de valeur accordé aux femmes. C'est précisément par cette entrée que Laurence Cordier porte au plateau les mots autobiographiques de trois romans choisis d'Annie Ernaux. Composée d'extraits assemblés sans réécriture, cette tragi-comédie réaliste met en scène une relation mère fille, entre poids de la généalogie familiale et refus de l'hérédité sociale. Cette narration constituée en grande partie de souvenirs et anecdotes textuelles se lit par le prisme à géométries variables du Quat'sous, la vision et la considération du sexe féminin traduisant la condition d'éducation et d'émancipation de Denise Lesur. 

La pièce s'ouvre sur le carreaux de l'enfance, celui de l'épicerie parentale. Les mains touche-à-tout de Denise se dessinent en négatif dans un jeu de buée, mémoire dépositaire d'une jeunesse malicieuse et friponne. Le spectateur est invité à regarder par la vitrine de ce magasin populaire et prend part aux explorations espiègles d'une môme zigzaguant entre les rayons, tour à tour engoncée dans les jupons d'une mère, archétype d'une transmission familiale, ou espionnant sous la table pour écouter les nouveaux ragots du village, chapardant dans les multiples boîtes à gourmandises.

L'écriture brute dans une langue authentique et franche du monde ouvrier et paysan normand couplée à une scénographie sans cesse reconfigurée comme objet de jeux, ou figurant de nouveaux lieux, nous plongent dans cet univers doux et sucré, fantaisiste et innocent, où se côtoient bonbons de toutes sortes, formes, couleurs, textures et odeurs, au milieu des piliers de bar. Dans cette fresque de jeunesse, la Madeleine de Proust de Denise Lesur se décline en différents portraits de personnages et farandole de gourmandises où caracolent cubes de Viandox, grosses guimauves, cerises confites, réglisses... Autant de petits précieux qu'elle cache dans sa culotte. Le Quat'sous reste sibyllin et non sexué « seul endroit où on ne va pas » dit-elle. 

Quelques années passent et vient le moment de l'entrée à l'école. Sur scène, la vitrine du magasin se meut en tableau noir classique et inflexible, les jeux de mains innocents deviennent jeux de vilains laissant place à l'écriture, la fantaisie à l'ascétisme. Denise ouvre la porte d'une éducation stricte où rigueur rime avec violence. Madame L., professeure dure et intransigeante, remplace la mère, incitant l'enfant à renier peu à peu son espièglerie passée. Les caractéristiques qui marquaient la richesse de son âge tendre se transforment en « crâneuse », « gourmande » et autres « vilaine ». L'élève entre dans le moule d'une éducation de jeune fille dite de « bonne famille », d'instruction sans plaisir, dispensée sans affection aucune. Le Quat'sous en est ainsi « interdit de pipi », à la fois privé et gommé. Engoncé dans une vision étroite et négative, il devient le diable, une « bête immonde » qui doit rester cachée dans l'entrecuisse. Le spectateur est amusé ou ri par certains décalages de jeu pourtant il comprend que l'humiliation assumée est assurée comme mode d'éducation et de conditionnement, et le conditionnement comme celui de l'excellence.

Interdite de découvrir son corps, coupable, Denise doit se confesser pour laver ses pêchers.

Sur scène on abandonne  peu à peu le jargon populaire dans lequel la jeune fille a grandi au profit d'un langage classique, polis et conventionnel à coup formels de répétition, de règles rigides sans complaisance. Pour s'élever et changer de classe sociale, on abandonne les « choses vraies [qui] sont celles que l'on sent partout ».

Dès lors tout ce que Denise respectait autrefois perd de son éclat gourmand et familier, rassurant et amical,  pour devenir objet d'horreur et de dégoût. De la toile cirée à la - désormais - « bouffonnerie des soûlards », elle regarde avec mépris « ces gens-là », comme le chante Brel, dans cet antre sale et bruyant fait pour les « gagnes petits ». De loin, elle renvoie au spectateur ce théâtre où ses parents, mal élevés, ignorent les règles de la bienséance, bredouillent en société, se comportent comme de vulgaires paysans sauçant au pain et sans discrétion leur assiette. Ici, chaque moindre détail est revisité par la lunette cultivée et distanciée de trois Denise en une dédaigneuse. Rien ne trouve plus grâce à ses yeux, les trois tableaux se transforment en support d'expression de sa rébellion identitaire criant en grands aplats blancs et iconoclastes sa honte d'être fille de commerçants. Lacérant la toile, elle crée la déchirure qu'elle pense libératrice pour s'émanciper définitivement de cette mère qui était son référent, l'érigeant en contre-modèle et objet de négation.

Pourtant, à mesure que les morceaux de textes choisis tour à tour passionnés ou rageux, affectés ou dénigrants se confient, le spectateur comprend que les sentiments ne sont pas si tranchés mais multiples et fluctuants. Et tant dis que Denise s'échine à s'affranchir du schéma parental, elle va comme sa mère, subir les triturations humiliantes de l'aiguille d'une faiseuse d'ange après avoir, hors cadre judéo-chrétien, fait vivre à son Quat'sous l'expérience de la première fois.

Le traumatisme de cette réplique du même maternel fait émerger certains remords. Denise en subit la violence et révèle une éducation faillible autant que la difficulté d'annihiler son propre héritage. Il se joue ici quelque chose de plus complexe qu'elle comprend lorsque le visage de la défunte mère apparaît dans la forme d'une méduse et qu'elle en arrache les tentacules, ses liens-racines, pour se prévenir de ses piqûres physiques. Adulte, considérant ses cicatrices maternelles, naît progressivement et parallèlement en elle une forme de culpabilité avec laquelle elle doit dès lors vivre.

Ainsi, prise dans les phares de deux entités qui se font front, entre enfance curieuse et insouciante  et éducation amidonnée dans une école libre, la difficulté de grandir et de venir adulte se déploie dans le jeu des trois comédiens qui offrent, sur scène, une prestation juste et sensible.

Cynthia Brésolin

 

Le Quat'sous à géométries variables

D'après les textes d'Annie Ernaux
Mise en scène Laurence Cordier

Avec Delphine Cogniard, Aline Le Berre, Laurence Roy

Compagnie La course Folle.

 

Mis en ligne le 14 novembre 2016