UNE CHAMBRE EN INDE

Théâtre du Soleil
Cartoucherie de Vincennes
route du Champ de Manœuvre
75012 Paris
Tel : 01 43 74 24 08

Jusqu’au 26 mars 2017 (voir relâches exceptionnelles sur le site du théâtre)
Du mercredi au vendredi à 19h30
samedi à 16h, dimanche à 13h30
durée 4 heures

 

Une chambre en Inde loupePhoto © Michèle Laurent

Soleil noir.

Un acte magique a lieu chaque jour au Théâtre du Soleil. Un acte révélateur des bouillonnements, des naufrages, des violences, des aberrations, des cris, des vies qui grouillent et retentissent sans cesse à la surface du globe. Un spectacle qui ne se veut pas total mais qui ne peut faire autrement qu’embrasser la totalité des tourments, des inquiétudes et des rires de notre chaos contemporain.

Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil sont impliqués depuis toujours dans les sociétés et ses changements, ses travers, ses rythmes, ses chutes et ses emballements ; mais dans ce spectacle l’humanité folle déborde et envahit tout le plateau et tous les esprits au point de faire perdre jugement, entendement, sérénité.

Lumière.

Tout se déroule dans une chambre immense, zébrée de rais de lumière, chaude, ouvertes par des persiennes sur les vibrations d’une ville indienne, le temps d’une nuit.

Une nuit d’insomnies, de rêves, de visitations réelles ou imaginaires, de cauchemars, de doutes et de représentations.

L’histoire est simple dans son énoncé. L’assistante d’un metteur en scène, Cornelia, se retrouve obligée de concevoir en une nuit le spectacle pour lequel la troupe a été conviée dans cette ville d’Inde, car le directeur de la compagnie a décidé de devenir fou après les attentats du 13 novembre à Paris. Affolement car aucune idée ne lui vient. Et l’on assiste à cette quête d’inspiration effrénée comme si nous étions  à l’intérieur de l’esprit de Cornelia ; Cornelia, comme la fille fidèle et injustement honnie du roi Lear ; Cornelia, le double copie-conforme d’Ariane Mnouchkine elle-même.

Sincérité panique et acte de création.

Ariane Mnouchkine se projette toute entière sur scène : ce sont ses doutes de metteur en scènes, ses craintes de ne plus pouvoir créer, ses paniques d’artistes, ses maux de ventres, ses appels au secours, ses effrois et son incompréhension face au monde actuel – guerres, sévices faits aux femmes, pollutions, retour au populisme – mais aussi ses plus fortes références culturelles et théâtrales – Shakespeare, Tchekhov, le théâtre populaire indien Theru koothu – qu’elle offre ainsi sans fard mais avec un sens de l’autodérision jubilatoire. Un cadeau d’une générosité absolue.  Et l’aveu d’une panique provoquée par les attentats du 13 novembre qui va jusqu’à la faire douter de l’utilité du théâtre et de l’art dans ce chaos.

Et voilà le paradoxe et la magie : en mettant le théâtre en doute, le théâtre du Soleil crée un pur acte théâtral. Exposant le drame, il apaise les blessures. A voir cette panique exprimée nous rassure : elle ressemble à celle que nous éprouvons tous.

Rires retrouvés, vitalité intacte, liberté.

Le rythme est haletant, souligné à chaque instant par la musique minutieuse de Jean-Jacques Lemêtre présent sur le plateau. Toute la construction de la pièce a pourtant l’apparence d’un puzzle. Les rêves, les apparitions et les visites se chevauchent sans cesse, interrompus parfois par la sonnerie extrêmement réelle du téléphone. C’est un télescopage fiévreux réalisé de façon magistrale par ces comédiens experts pour installer une scène en quelques secondes. Des changements de lumière presque imperceptibles permettent de passer vite d’une visite de Shakespeare en chair et en os à une séquence incroyable du théâtre Theru koothu  (jouant en habits flamboyants un épisode du Mahabharata ) qui intervient tout au long de la pièce comme fil conducteur, un fil solide auquel rattacher les lambeaux de foi dans l’art théâtral, ou bien se retrouver soudain, par la magie de la vidéo, sous les bombardements, en Syrie, dans une cave, sous les balles.

Liberté de voyager sans quitter le plateau, liberté aussi de tourner en ridicule des terroristes de l’Ei et des émirs d’Arabie Saoudite dans de scènes naïves et hilarantes. Liberté d’empoigner aussi les cœurs lorsqu’un enfant figuré par une marionnette se retrouve bardé d’explosif, vie volée. Merci et bravo à tous les comédiennes et comédiens pour cette fresque bariolée et extrême comme la vie.

Un spectacle épidermique, sensible plutôt que logique.

Ariane Mnouchkine possède toujours cette volonté de comprendre sans imposer d’explication : montrer, rêver, ressentir et faire ressentir, décrypter les signes obscurs des malheurs, des persécutions, des injustices et des ignominies que les humains produisent avec un naturel déroutant quand la beauté, le bien, le bon sont si difficiles à créer. Mais toujours dire ces vérités avec dérision, étonnement et rire.

À sa manière, elle tente ici de rassembler les morceaux de l’histoire et de continuer à faire du théâtre une représentation du monde, car celui-ci ne peut pas se comprendre sans cette distance vitale : montrer l’abîme n’est pas y plonger.

Lorsque les scénettes du théâtre indien s’imposent sur le plateau, c’est tout le théâtre avec ses chants, ses récits, ses attitudes expressives et ses danses qui devient alors le refuge vital aux humains. Et même si revient sans cesse la question de l’utilité du théâtre dans un monde en proie à l’autodestruction, une réponse émerveillée se glisse, cachée dans cette sensation de protection et de compréhension que diffuse cet art théâtral hors du temps, réponse indicible mais chaleureuse, vivifiante.

Et puis, comme une dernière pirouette pour nous ramener dans le présent, un Charlot méconnaissable vient, d’une enjambée tranquille par-dessus les siècles, changer les rires en larmes et les larmes en espoir, et nous dire ce qu’il faut dire, ce qu’il faut craindre, ce qu’il faut repousser :

« L'envie a empoisonné l'esprit des hommes, a barricadé le monde avec la haine, nous a fait sombrer dans la misère et les effusions de sang. Nous avons développé la vitesse pour nous enfermer en nous-mêmes. Les machines qui nous apportent l'abondance nous laissent dans l'insatisfaction. Notre savoir nous a fait devenir cyniques. Nous sommes inhumains à force d'intelligence, nous pensons beaucoup trop et nous ne ressentons pas assez. Nous sommes trop mécanisés et nous manquons d'humanité. Nous sommes trop cultivés et nous manquons de tendresse et de gentillesse. Sans ces qualités humaines, la vie n'est plus que violence et tout est perdu… »

Bruno Fougniès

 

Une chambre en Inde

Une création collective du Théâtre du Soleil

Dirigée par Ariane Mnouchkine
Musique de Jean-Jacques Lemêtre

En harmonie avec Hélène Cixous
Avec la participation exceptionnelle de Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran

 

Mis en ligne le 2 décembre 2016