TENDRE ET CRUEL

Théâtre des Abbesses
31 rue des Abbesses
75018 Paris
01.42.74.22.77
Jusqu'au 21 février. Du mardi au samedi 20h30, le dimanche à 15h

Brigitte Jaques-Wajeman aime les beaux textes, elle aime aussi et avant tout les textes forts, violents, dérangeants parfois. De la tragédie classique (elle a mis en scène presque toutes les tragédies de Corneille) ou des textes contemporains chargés de la barbarie de notre monde (dont l'inoubliable Angels in America), elle tente d'extirper et de nous transmettre les messages annonciateurs de catastrophe ou dénonciateurs d'injustice. L'être humain en prise avec les puissances du monde et de la vie est au centre de son interrogation.

Le texte de l'auteur anglais Martin Crimp répond à ses exigences de sens et de difficulté.  Un texte librement inspiré de la tragédie que Sophocle a écrit il y a 25 siècles : « Les Trachiniennes ». Plus qu'une inspiration c'est une transposition que Martin Crimp nous offre là. Il suit le plan et la trame de Sophocle à la lettre, mais l'action et les personnages sont absolument contemporains. Il y a 25 siècles existaient des chefs d'armée, des rescapés de guerres et des femmes de généraux vivant dans un univers protégé de la brutalité du monde. Rien n'a changé.

Le personnage principal de cette pièce est cette femme, Amelia, (Anne Le Guernec éblouissante de sensualité et d'intensité) épouse inquiète mais comblée de temps en temps par ce grand général qui passe entre deux guerres dans leur foyer. Comme Sophocle fait dire à son personnage principal : « Nous avons certes des enfants, mais lui, tel un laboureur qui a pris en fermage un champ lointain, ne les voit en tout et pour tout qu'au temps des semailles et qu'au temps des moissons. » L'image est scrupuleuse. Amelia vit avec la peur des femmes de militaires, mais elle a accepté cette place d'épouse et de mère laissant le soin de la laideur, du sang et des massacres à son époux.

Depuis toujours, il lui semble qu'elle l'attend cet époux, ce héros, tentant en son absence de tenir le rang social qu'elle a accepté de tenir. Elle passe aussi le temps en entretenant sa féminité, cette féminité qui a permis que ce vaillant soldat la choisisse et la marie, cette féminité qui est le repos du guerrier et qu'elle considère comme son devoir d'épouse au même titre que sa fonction sociale est un devoir. Voilà son destin dans le monde : être la femme, être la mère, être l'amante et attendre. Elle attend son mari comme elle l'a toujours attendu mais cette fois, elle attend un homme qu'on accuse de crime de guerre.

 Elle n'en sait pas plus. Elle apprendra tout au fil de la pièce par l'entremise d'un journaliste, d'un ministre et de son propre fils qu'elle envoie au début de l'histoire là-bas, en Afrique où son père se bat. Car elle vit entourés d'hommes et elle délègue aux hommes l'action et ne garde que la crainte et l'inquiétude. Et pourtant c'est elle qui finira par déclencher la tragédie lorsqu'elle décidera d'agir.

Mais d'abord, elle va le défendre ce héros, comme elle le doit, jusqu'à ce que lui soit révélé que, parmi les deux rescapés, presque des enfants, qu'il lui envoie pour qu'elle les accueille dans leur foyer, il y a celle dont il est tombé amoureux, amoureux fou au point que, pour la posséder, il a détruit toute une ville et sa population. Voilà son crime et voici la cause de son crime : jeune, fraîche, belle, humiliée et sans défense, mais si fraîche, si jeune.

Alors elle tentera de reconquérir le cœur de son mari, par amour peut-être, ou pour que son monde ne s'écroule pas, ou pour ne pas finir répudiée après toutes ces années d'attente et de sacrifices. Mais voulant reconquérir, elle détruira puis se détruira elle-même.

Cette femme est l'image peut-être des bastions occidentaux face au terrorisme mondial, bastions qui tentent de porter le front du combat loin de ses belles pelouses et de l'apparente paix et futilité. Mais à la fin, c'est elle-même qui macule de son propre sang toute la maison comme si elle voulait malgré tout laisser une trace au monde.

La mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman est hiératique et inspiré. Tout se passe autour d'un immense lit, territoire où règne Amelia, mais territoire occupée à la toute fin par son fils et la jeune amante rescapée, comme le symbole d'une page qui se tourne et d'une autre histoire qui peut recommencer, mais une histoire qui naitra dans le sang du passé.

 

Bruno Fougniès

 

 

Tendre et cruel

De Martin Crimp
Mise en scène de Brigitte Jaques Wajeman, assistant Pascal Bekkar
Version française Philippe Djian (Editions de l'Arche)
Dramaturgie François Regnault, Clément Mercier
Décor et lumières Yves Collet
Collaboration lumière Nicolas Faucheux
Objets de scènes Franck Lagaroje
Costumes Laurianne Scimemi
Maquillages et coiffures Catherine Saint-Sever
Musique originale Marc Olivier Dupin

Avec
Pascal Bekkar, Sophie Daull, Anne Le Guernec, Sarah Le Picard, Arnold Mensah, Pierre-Stéfan Montagnier, Jenny Mutela, Aurore Paris, Thibault Perrenoud, Bertrand Suarez-Pazos