DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON

Manufacture des Œillets
Théâtre des Quartiers d'Ivry
1 place Pierre Gosnat / 27, rue Raspail
94200 Ivry-sur-Seine
01 43 90 11 11

Jusqu’au 22 octobre  2017

Le mercredi à 20h, le jeudi à 19h, le vendredi à 20h, le samedi à 18h, le dimanche à 16h, le lundi à 20h

 

Dans la solitude des champs de coton loupe 

Lorsqu’en 1977 Bernard-Marie Koltès (né en 1948 et mort du sida à 41 ans) écrit et met en scène sa première pièce La nuit juste avant les forêts, la spécificité et l’originalité de son écriture le positionnent d’emblée en rupture avec les dramaturges de la génération précédente.

Ton soutenu et expressions châtiées, comparaisons et métaphores éloquentes et, surtout, phrases qui s’étirent sans fin, se développent dans des tirades tellement longues que, lorsque deux personnages se répondent, chacun débite la sienne comme s’il s’agissait d’un monologue, caractérisent cette écriture qui veut rendre compte de l’incommunicabilité entre les êtres.

D’aucuns trouvent ce parti pris et ce style profondément ennuyeux, voire insupportables.

D’autres au contraire portent l’auteur au pinacle.

Comme Patrice Chéreau (décédé en 2013), qui affirmait que Koltès était le plus grand dramaturge du XXème siècle, et avait monté plusieurs de ses pièces, parmi lesquelles Dans la solitude des champs de coton.

Comme Charles Berling, qui a eu envie de mettre en scène cette dernière et de jouer l’un des personnages.

C’est ainsi que, créée au théâtre national de Strasbourg puis reprise au Liberté, scène nationale de Toulon en 2016, la pièce a ouvert, le 12 novembre 2017, la deuxième saison du Théâtre des Quartiers d’Ivry à la Manufacture des Œillets.

En guise d’introduction une femme (Élisabeth Chailloux), après nous avoir priés de bien vouloir éteindre nos portables, lit la définition du mot « deal » telle qu’elle figure dans le prologue.

« Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées, et qui se conclut, dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage, entre pourvoyeurs et quémandeurs […] »

Ainsi, le deal est à prendre dans son sens le plus large.

Le dealer ne propose pas de la drogue mais « tout ce qu’un homme peut désirer ».

Dans un lieu indéfinissable – sombre quartier désert d’une sombre banlieue (remarquable décor de Massimo Troncanetti) – à une heure crépusculaire, il attend le client.

Il, c’est elle, Mata Gabin, qui, de par la couleur de sa peau, répond au moins à un des critères voulus par Bernard-Marie Koltès mais, si elle est une femme, alors que le rôle est écrit pour un homme, sa silhouette androgyne et sa tenue de « kaïra » la rendent parfaitement crédible.

Mieux, ce parti-pris « renforce », confie Charles Berling, « l’aspect indéfini, obscur, mystérieux de ce personnage ».

Puis soudain, précédé d’une déflagration, surgit, dans l’assistance, Charles Berling, le client.

Il reste là un long moment, immobile, figé, obligeant le spectateur, soit à se tordre le cou pour le voir, soit à se contenter de l’entendre, avant qu’il ne gagne le plateau.

Charles Berling justifie cette scénographie en partant du principe que « le client, qui est blanc, sort du public, que c’est quelqu’un qui a été vomi du public ou par le public, vomi de l’espace des spectateurs d’un théâtre, rejeté… quand bien même il fait semblant de venir en toute liberté ».

S’ensuit un échange verbal qui n’a pas grand-chose à voir, en fait, avec un échange.

Le dialogue en effet ressemble plus à une succession de soliloques et se révèle n’être en fin de compte qu’un dialogue de sourds où les deux protagonistes tournent en rond, chacun restant sur ses positions, le dealer voulant faire cracher son désir au client, le client lui opposant un refus obstiné.  

La pièce, qui introduit l’idée du deal comme métaphore des rapports humains dans la mesure où il réduit l’échange entre les hommes à un marché (on pense à un des sens du mot « commerce », qui est une manière de se comporter à l’égard d’autrui), se présente plus comme un traité philosophique que comme une œuvre dramatique, susceptible de rebuter et de susciter, chez certains, une pesante impression d’ennui, malgré la prestation des deux acteurs.

Fort heureusement, le public de la Manufacture des Quartiers d’Ivry semble être composé de spectateurs conquis d’avance, sensibles à la puissance d’une langue « travaillée à la limite de la poésie, bien qu’artificielle d’un point de vue dramaturgique ». Sensibles à un style où Chéreau a vu « le langage magnifique d’un poète qui semblait venir d’une longue tradition, d’un usage incroyable de la langue française par les peuples colonisés, un usage inventif et dérangeant ».

On a même entendu l’adjectif « bouleversant ».

Comme quoi…

Et les champs de coton, dans tout ça ?

Ce beau titre poétique Dans la solitude des champs de coton est un exemple éloquent du goût prononcé de Koltès pour le pouvoir suggestif des métaphores.

À coup sûr, au temps de l’esclavage, il y avait foule dans les champs de coton, mais quoi de plus douloureux que de se sentir seul parmi ses semblables ?

Elishéva Zonabend

 

Dans la solitude des champs de coton

De Bernard-Marie Koltès
Mise en scène : Charles Berling
Conception du projet : Charles Berling, Léonie Simaga
Assistante à la mise en scène : Roxana Carrara
Collaborateur artistique : Alain Fromager
Décor : Massimo Troncanetti
Lumières : Marco Giusti
Son : Sylvain Jacques
Regard chorégraphique : Franck Micheletti

Avec : Mata Gabin, Charles Berling

 

Mis en ligne le 15 octobre 2017